4

Beyle allongea l’homme sur la banquette arrière de l’appareil et pressurisa la bulle. Il ouvrit le casque avec précaution, souleva le masque sous lequel un sable impalpable s’était glissé et essuya doucement le visage agité de tremblements qui semblait recouvert d’une pellicule de poussière. Il reconnut enfin Archim Noroit dont il n’avait vu jusque-là que des holos.

À la recherche d’eau, il ouvrit la soute, saisit une gourde, introduisit la pipette entre les lèvres crevassées et commença de presser la gourde souple. Larsen l’arrêta.

— Trop dangereux, dit-il. Il est trop déshydraté. Il suffit de quelques heures dans l’air de Mars. Et il marche depuis une vingtaine d’heures, à en juger par son état. Il a dû essayer d’échapper au cyclone mais il a été pris dedans.

— En plein centre ?

— Il ne s’en serait pas tiré.

— Et c’est le cyclone qui a descendu son appareil ?

— Sûrement pas. Il l’aurait vu venir de loin. Il a eu un accident, une panne.

Beyle le regarda bien en face.

— Une panne… ou autre chose.

Larsen baignait le visage d’Archim. Puis il déchira une manche de la combinaison, et installa un médikit de perfusion.

— Sérum physiologique. Ça l’aidera à tenir. Le cœur est faible mais il bat. Le problème, c’est les poumons. Tenez, donnez-lui de l’oxygène.

Beyle s’effraya de la maigreur du bras découvert. Les tissus avaient perdu en quelques heures une quantité considérable d’eau. Il comprit pourquoi Larsen avait écarté la gourde. Il risquait de noyer Noroit en lui faisant avaler une trop grande quantité d’eau à la fois sans parvenir à le réhydrater suffisamment vite pour autant.

— La fièvre sèche, dit Larsen en désignant Archim. La déperdition d’eau agit sur les centres régulateurs de la température mais bientôt le corps ne dispose plus d’assez d’eau pour que la transpiration puisse continuer à se former. Le moteur s’emballe. Vous ne connaissez pas ça sur Terre, n’est-ce pas ? L’atmosphère est toujours trop humide, même dans vos déserts.

Beyle hocha la tête sans répondre. Il venait de prendre conscience du danger constant qui les environnait. Cela aussi disparaîtrait si des nuages importés de la Terre apparaissaient dans le ciel de Mars. Et le crime n’était si rare sur Mars qu’en raison de la proximité et de la permanence du danger. Le crime était rare mais non pas inconnu. Il avait la conviction que l’accident de Noroit était dû à un sabotage.

— Je préférerais examiner l’épave, dit Beyle. Est-ce qu’il tiendra le coup ?

— Vaut mieux faire vite, dit Larsen. Mais si on n’y va pas maintenant, on ne retrouvera plus jamais rien. Le sable aura tout recouvert.

Ils sanglèrent Noroit toujours inconscient, ajustèrent un masque neuf sur son visage et décollèrent. Quelques minutes plus tard, ils survolèrent l’épave du coptère.

— Les pales sont un peu plus loin, dit Larsen. Beau réflexe. Il a décroché juste à temps.

À peine l’appareil posé, il sautilla jusqu’aux débris de la carlingue déjà recouverte aux trois quarts par le sable. Il s’empara de l’accumulateur que Noroît avait déposé sur le siège du pilote.

— Sabotage, dit-il en soulignant de l’ongle à l’intention de Beyle la mince fente. Une belle pièce à conviction.

Puis ils remirent le cap sur Circée.

 

La nuit était tombée. De temps en temps, Larsen surveillait Archim et lui injectait un peu d’eau dans la bouche, ou lui baignait le visage.

— Il va mettre longtemps à se rétablir ? demanda Beyle.

— Peut-être pas. Nous l’avons repêché à temps. Mais ses poumons en ont pris un coup. Il va falloir les laver. Ils sont sûrement pleins de poussière.

Archim toussa et bougea derrière eux. Il lutta un instant contre les sangles.

— Merci d’être venu, dit-il d’une voix sifflante, sans timbre. Vous avez trouvé le carton d’invitation ?

— Tu peux remercier le Terrien, dit Larsen. Sans lui, tu étais foutu.

— Georges Beyle, je présume ? siffla Noroit.

— Lui-même. Content de vous avoir retrouvé et de faire votre connaissance.

Archim laissa retomber sa tête sur la banquette.

— Ils m’ont raté de peu, cette fois.

— Larsen a trouvé la preuve d’un sabotage.

— Brave Larsen. Au plus mauvais du cyclone, je m’attendais à le voir arriver. À pied puisqu’il ne pilote plus. Donnez-moi un peu d’eau.

Il aspira une longue gorgée.

— J’ai les bronches un peu encombrées mais il faut que je vous parle avant que nous arrivions à Circée.

— Nous avons tout le temps, dit Beyle sans lâcher du regard les indices collimatés. Je vous apporte l’appui de la Terre. Le gouvernement est prêt à vous soutenir et à financer l’opération. Je suis une sorte d’ambassadeur plénipotentiaire. Il me reste évidemment à régler certains détails.

Noroit eut un geste d’impuissance.

— Ce ne sera pas si simple. Il nous faudra l’accord du Grand Conseil de Mars. L’opposition sera violente contrairement à ce que vous pensez sans doute. J’ai fondé avec quelques amis un petit parti qui a entrepris de faire de la propagande en faveur du Projet. Mais les gens n’ont guère confiance en nous. Ils ne croient pas qu’on puisse changer l’atmosphère de Mars. Ils pensent que c’est seulement un moyen détourné que la Terre emploie pour les asservir.

— Ils n’aiment pas la Terre.

— Traditionnellement, non. Ils ont toujours entendu dire que la vie était facile sur Terre et c’est à la Terre qu’ils attribuent leur pauvreté. Et ils sont jaloux de leur indépendance. Ils ne se rendent pas compte de ce que le Projet pourrait leur apporter.

Beyle soupira. Il ne pouvait pas donner entièrement tort aux opposants au Projet.

— J’ai étudié très attentivement vos mémoires, dit-il. Un travail tout à fait remarquable.

— Merci. Lorsque j’étais enfant, je rêvais de voir un ciel bleu moucheté de blanc, et la pluie tomber sur Mars, et de l’herbe pousser au grand air qui ne soit pas l’herbe rachitique des pelouses des villes. C’est ainsi que je suis devenu climaticien. J’ai travaillé à l’établissement du microclimat de plusieurs villes de Mars.

Il toussa.

— Donnez-moi un peu d’oxygène. Merci. Un beau jour, je me suis dit qu’il devait être possible d’en faire autant pour une planète entière, avec assez d’énergie, d’hommes et de temps. Vous savez que dès le XXe siècle des écrivains l’avaient suggéré. J’ai cru que mon projet mobiliserait les habitants de Mars. Je m’attendais à ce qu’ils me traitent de fou mais pas à ce qu’ils essaient de me tuer.

— Qui mène cette opposition ?

— Notre plus grande ennemie est l’Administration Martienne.

— Cela concorde avec ce que je sais, dit Beyle.

— En principe, l’Administration est élue mais elle est en fait dominée par quelques grandes familles. Le rôle de l’administration centrale est immense sur Mars. Personne ne pourrait survivre si le pouvoir était aussi décentralisé que sur la Terre. La production d’air, les communications, la répartition de l’eau, l’entretien des dômes, les services de sécurité, toutes les conditions de la survie sur Mars relèvent de sa compétence depuis l’origine de la colonisation. Mais la plupart de ces services sont contrôlés par de vieilles familles pour des raisons historiques. Elles n’y trouvent pas beaucoup d’avantages économiques mais le moyen d’asseoir leur pouvoir. Traditionnellement, elles composent le Grand Conseil. Lorsque j’ai commencé à exposer mon projet, elles ont semblé intéressées. Elles m’ont même fourni des moyens assez considérables. Puis elles ont changé d’avis. Elles ont pris conscience du fait qu’elles perdraient tout pouvoir, tout prestige, si le projet réussissait. Alors, j’ai fait appel à la Terre, sans enthousiasme, après avoir mûrement réfléchi. J’ai mesuré les risques. Mais je ne crois pas que Mars, dans son état actuel, puisse jamais connaître une grande civilisation. La Terre elle-même piétine. Elle a longtemps hésité jusqu’au jour où je suis entré en contact avec votre groupe. Je suis heureux que vous soyez venu.

— L’astronef avait deux jours d’avance, dit doucement Beyle. Sans cette chance, ou disons… cette précaution, je ne sais pas si je vous aurais jamais rencontré.

— Tout dernièrement, l’Administration m’a demandé de cesser tout contact avec la Terre, d’abandonner mes recherches. Puis elle est devenue menaçante. Plusieurs membres de notre parti ont rencontré de telles difficultés qu’ils ont dû nous quitter. J’ai remis mes papiers à Larsen. J’ai même été averti que quelque chose se préparait contre moi.

— Qui vous a averti ?

Archim prit une profonde inspiration.

— Gena.

Beyle sentait naître un soupçon.

— Et elle, qui l’a avertie ? C’est un crime que de saboter un coptère. Un crime confédéral. Avez-vous une idée de son auteur ?

— Oui, dit Archim d’une voix presque imperceptible.

— La Terre m’a donné tous pouvoirs pour mener une enquête sur Mars, dit Beyle. Comme vous le savez, aux termes de la Constitution, Mars n’est pas réellement un territoire indépendant mais seulement autonome. Et les autorités de la Terre ont toujours le droit d’intervenir dans une affaire criminelle sans que l’Administration de Mars puisse les en empêcher.

— Elle ne vous facilitera pas exactement la tâche. Et vous êtes un homme seul ici.

— Je m’en doute, dit Beyle. Mais je compte agir. La Terre a pris sa décision. Elle est prête à tout pour obtenir la réalisation du projet.

— Alors, elle est désespérée, elle aussi ?

Beyle ignora l’interruption.

— Quoi que je fasse, elle m’appuiera. Vous devrez déposer une plainte auprès du Résident de la Terre.

— Impossible, siffla Archim.

— Pourquoi ? Vous êtes le principal témoin et vous dites savoir qui a monté cet attentat.

— Je puis vous dire qui c’est. Tout Mars le sait, du reste. Mais je ne ferai rien.

Les lumières de Circée scintillaient dans le lointain. Puis la courbe du dôme apparut sur l’horizon, comme une immense planète, faiblement lumineuse, en train de monter dans le ciel.

— Eh bien ? fit Beyle, impatient.

— Le chef de l’opposition au Projet, dit Archim d’une voix encore plus sourde, est le Secrétaire général du Grand Conseil de Mars.

Larsen toussota.

— Ah, fit Beyle, rassemblant ses souvenirs. La politique martienne lui était relativement étrangère. Il en découvrait les contradictions et les complexités. Il laissa le coptère descendre et chercha la porte du hangar marquée aux armes patriciennes.

— Mais c’est Jon d’Argyre, dit-il brusquement.

— Jon d’Argyre, dit Larsen. Le père de Gena.

Le rêve des forêts
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